Les pâtes émiettées à travers les âges
Pâtes que nous avons émiettées sur une râpe
Origines babyloniennes
De façon générale, les pâtes alimentaires sont modelées en formats précis, pouvant être conditionnés et calibrés.
En revanche, la pâte émiettée est une pasta disloquée en bribes disparates dont la morphologie est par définition inégale; elle est primordiale en ce sens qu¹elle constitue la mère de toutes les pâtes “formatées”.
À l’origine, la pasta émiettée était probablement morcelée par simple frottement ou épluchage entre les doigts. Ceux-ci sont ensuite remplacés par une râpe ou un tamis grossiers, contre lesquels la pâte est appuyée afin de la fragmenter en modules moins hétéroclites.
Connue en paléo-Babylonie, la pâte émiettée est mentionnée pour la première fois dans les tablettes culinaires de la YBC datant de – 1700 (traduites récemment par Jean Bottéro dans La plus vieille cuisine du monde, Paris, 2002). Elle apparaît sous trois appellations: risnatu, bappiru, qaiiatu.
Risnatu et bappiru sont synonymes. Le premier est un mot akkadien dérivant du verbe rasanu, tandis que le second est sumérien et provient du verbe bappir. Selon Bottéro, rasanu et bapir signifient sensu lato : mettre en contact une céréale avec un liquide qui doit l’imbiber et en changer la consistance. Autrement dit, il faut réduire la céréale en farine et la pétrir avec une matière liquide. Un pâton est ensuite réalisé que Bottéro traduit par “tourteau” ou “gâteau”. Le bappiru/risnatu n’est cependant pas un produit de la boulangerie / pâtisserie, étant donné qu’il reste cru et subit en outre un séchage. Le pâton ainsi traité est râpé, tandis que les râpures sont bouillies dans un me (consommé). Par voie de conséquence, le bappiru/risnatu est une pâte émiettée. La recette du paasrutum (de pasaru= émietter) qui s’applique à un me aux miettes est particulièrement instructive. Elle utilise respectivement les verbes hasalu et napu signifiant, d’une part, que le râpage du pâton (bappiru) se fait contre un tamis (voire une râpe) et, de l’autre, que les paillettes ainsi obtenues sont pochées dans le me. Le risnatu/bappiru apparaît dans d’autres recettes de me enrichissant le liquide avec du lait qui intervient apparemment en même temps que la pâte.
Deux recettes aux risnatu-s / bappiru-s comportent en outre des qaiiatu-s :le paasrutum cité ci-dessus et le me de rate. Selon Bottéro, qaiiatu provient de qalu = grain grillé ou torréfié et peut, lui aussi, se présenter en forme de “pain” ou “tourteau”, à l’instar du risnatu/bappiru. Bottéro spécifie qu’il doit être maraqu : égrugé, c’est-à-dire réduit en grumeaux ou en poudre, sans doute toujours au moyen d’une râpe ou d’un tamis.
Le bappiru : entre boulangerie et brasserie
Les boulangers-pastiers mésopotamiens ont probablement emprunté la technique de l’émiettage/râpage à leurs confrères brasseurs. La bière (sikaru en akkadien, kas en sumérien) est la boisson favorite du pays de l’Entre-Fleuves: Tigre et Euphrate. Sa technique de fabrication diffère de celle en vigueur en Occident et se fait à partir d’un “pain de bière” appelé également bappiru et devant, à son instar, être émietté dans de l’eau. Deux différences fondamentales séparent toutefois le mécanisme présidant à la fabrication du sikaru / kas et à celle de la pâte émiettée: le “pain de bière” n’est pas cru, mais (légèrement) cuit et les miettes sont éparpillées dans de l’eau sans y être bouillies.
Le kwas russe qui dérive clairement du kas est en effet toujours brassé à la manière sumérienne par les paysannes slaves (et baltes).
La tracta romain
La pâte émiettée se retrouve dans le monde gréco-latin sous le nom de tracta qui est fabriquée exactement de la même manière. Dans leur magnifique ouvrage sur la cuisine romaine antique (Grenoble, 1992), Nicole Blanc et Anne Nercessian en ont reconstitué la recette. Elles conseillent de confectionner la pâte des tractae en pétrissant de la farine avec de l’eau. Le pâton est mis à sécher avant d’être pressé contre une râpe /tamis. Les copeaux qui en tombent sont ensuite bouillis. Dans le tractogalatus (tractae au lait) et le pullus tractogalatus (poulet aux tractae et au lait), les tractae sont pochées dans du lait, comme en Mésopotamie. Cette analogie supplémentaire conforte encore d’avantage la filiation entre le risnatu / bappiru et la tracta. De plus, certains me-s au lait et aux risnatu-s sont, à l’instar du pullus tractogalatus, à base de volatiles (canard, oie ou oiseaux; les poulets n’arrivant en Mésopotamie qu’au premier millénaire).
En émiettant les risnatu-s /bappiru-s ou les tractae superficiellement, on obtient des grumeaux plus ou moins gros; mais selon l’insistance avec laquelle l’opération est menée, ceux-ci se rapetissent et peuvent devenir aussi fins que des grains de sable en sorte qu’ils cessent d’être une pasta pour se transformer en agent de liaison; les cuisiniers babyloniens et leurs descendants gréco-romains les utilisent également à ce titre.
Les pâtes émiettées modernes
Pasta grattugiata ou ragia
Nercessian et Blanc affirment que la moderne pasta grattugiata (ou ragia) descend en droite ligne de la tracta gréco-romaine: la pasta est émiettée en la frottant contre une râpe – tamis, tandis que les tortillons préalablement séchés sont pochés dans un bouillon.
Scappi représenté deux gratte cascio (râpes à fromage) dans ses Opera (Venise, 1570); d’après l’historien marocain Mohamed Oubahli, qui a défendu avec éclat une thèse de doctorat à l’E.H.E.S.S. (Paris) sur l’alimentation céréalière en al-Andalus au Moyen Âge, la gratta cascio sert également à réaliser de la pasta grattugiata.
Neige de Florence
La pasta grattugiata est introduite en France par Escoffier qui l’appelle “neige de Florence”. En effet, le poète romain Tibulle comparait les tractae à des flocons neigeux qu’on tire d’une toison laineuse.
Kiskh et trahanas
Du fait que la pâte émiettée est susceptible de passer à l’état de farine, Mohamed Oubahli la compare au kiskh proche-oriental. Celui-ci est un sous-produit du boulgour / bourgoul (= blé étuvé, séché au soleil et concassé), trempé dans de l’eau chaud et puis dans du lait caillé où il subit une fermentation lactique lui donnant une agréable saveur acide. Le kiskh possède généralement un aspect farineux et sert aussi bien d’agent de liaison que d’exhausteur de goût. Mais il peut également se présenter en grumeaux qui, cuits en milieu humide, constituent ipso facto une pâte émiettée. Étant donné que, contrairement aux risnatu-s / bappiru-s et aux tractae, le kiskh est lacto-fermenté, ses pluches se rapprochent davantage du trahanas xinos (= acide) dont le pâton, à base de farine pétrie avec du lait suri, est après séchage frotté contre un tamis grossier; les miettes sont ensuite bouillies dans un potage. Par contre, le trahanas glukos (= doux) est un descendant direct de la tracta avec laquelle il partage en outre la même étymologie: du verbe latin trahere = étirer. Les trahanas se retrouvent non seulement en Grèce, mais aussi en Macédoine, Turquie, Iran et dans d’autres régions du Proche et Moyen-Orient.
Trahanas
Les pâtes émiettées en Chine
La Chine est la seconde patrie de la pasta. La tradition des pâtes de blé y a un peu plus de 1700 ans (contrairement à celle des pâtes de millet qui leur sont antérieures). Au IIIe siècle, le poète Shuxi évoque les premières sous le nom générique de bing; selon ses dires, ils viennent de faire leur entrée en scène et ont été empruntées à l’étranger. Leurs origines sont en effet moyen-orientales et méditerranéennes. Les “routes de la soie” étant déjà bien connues et fréquentées durant l’Antiquité, les échanges entre Occident, Moyen-Orient et Extrême-Orient ne sont pas exceptionnels. Les paste émiettées ont eu d’autant moins de difficulté à pénétrer dans l’Empire du Milieu qu’elles sont séchées
Selon la sinologue française Françoise Sabban, les Chinois les appellent ca gedou (Les pâtes, Paris, 2001). La thèse susmentionnée de Mohamed Oubahli contient au demeurant le dessin d’une râpe – tamis birmane contre laquelle est émiettée la pâte (en l’occurrence, de riz). Cela dit, les “routes de la soie” ne sont pas à sens unique. Ainsi, les mantous-s (des raviolis) évoqués au IIIe siècle par Shuxi sont servis à la table du Grand Turc au XVe siècle sous le nom de manti-s. De même, les techniques chinoises du trempage dans l’eau (pour les pâtes dites shuiyin, signalées dès le VIe siècle) et du moulage dans le creux formé entre les deux paumes réunies de la main (à l’instar de la “galette d’or”, une pièce de monnaie ronde et plate qui, selon Sabban, serait la forme originelle des bing) sont connues dans l’Empire ottoman en ce même XVe siècle sous le nom de salma. Chirvani en donne la recette dans son livre de cuisine traduit partiellement en français par Stéphane Yérasimos (Paris, 2001).