Last Updated on 17 janvier 2022 by Sophie
Marco Polo et les pâtes
texte de Pierre Leclercq
Le mythe historique selon lequel Marco Polo a introduit les pâtes en Italie est probablement le plus répandu et le plus combattu à la fois. Il est particulièrement tenace, et pourtant, il ne se base sur aucun élément de la réalité. Il glorifie un personnage célèbre et le rend responsable de l’introduction de la technique de la pasta dans un pays qui finira par s’identifier à cet ingrédient. Ainsi, selon la légende, l’Italie devrait tout à Marco Polo.
Si les historiens ont établi très clairement que Marco Polo n’est pour rien dans l’introduction des pâtes en Italie, la question de la naissance du mythe est plus difficile à résoudre. Il y aurait deux étapes dans cette élaboration. Une cause lointaine, qui consiste en l’établissement douteux du récit des voyages de Marco Polo au XVIe siècle, aurait vraisemblablement inspiré un publicitaire des années 1920, désigné comme le véritable responsable de la légende.
Tout d’abord, nous tenons à disculper Marco Polo qui n’est absolument pas responsable de la naissance du mythe. Le récit de son voyage, rédigé dans une prison génoise fin des années 1290, paraît sous le titre Le livre des merveilles. Vu son succès retentissant, une série de copies sont réalisées au cours du Moyen Âge sous différents titres, dont le Devisement ou Il Milione. En fait, la seule allusion faite aux pâtes de blé dans ce récit n’apparaît qu’au XVIe siècle, dans la version imprimée de Il Milione de Giovanni-Battista Ramusio. On y lit que les Chinois utilisent le blé, non pour fabriquer du pain, mais pour confectionner toutes sortes de pâtes. Dans son article « Marco Polo et les pâtes », Grégory Blue traduit ce passage :
Quant à la nourriture, elle ne fait pas défaut, car ces gens, surtout les Tatars, les habitants de Cathay et ceux de la province de Mangi (ou Chine du Sud) se nourrissent essentiellement de riz, de panic et de millet ; ces trois grains, mis en terre, donnent cent grains pour un. Le blé, en vérité, ne donne pas une aussi bonne récolte, et comme ils n’ont pas l’usage du pain, ils ne mangent le blé que sous forme de vermicelles ou de pâtisserie [solamente in lasagne & altre vivande di pasta = autres préparations de pasta.
Vu l’apparition tardive de ce passage, une polémique fait rage entre spécialistes, les uns estimant qu’il faut le joindre aux éditions critiques, et les autres que non. Que ce texte soit de Marco Polo ou ne le soit pas, il ne décrit rien d’inconnu en Italie à cette époque et ne prétend absolument pas que le voyageur a ramené ces pâtes en Italie.
Dans un autre chapitre, Marco Polo révèle l’existence d’une farine extraite du sagou, appelé arbre à pain, dans le royaume de Fansur, correspondant à la région de Baros, dans le sud-ouest de Sumatra. Il fait grand cas de cette farine et termine son exposé par :
Et ils l’utilisent pour faire des lasagne et divers plats à base de pâte dont le dit messire Marco a souvent mangé et dont il a apporté certains avec lui à Venise ; et cette pâte est comme le pain d’orge et en a le goût.
Dans cet extrait, on comprend que Marco Polo ramène des lasagne de sagou en Italie. Or, dans deux versions manuscrites de Il Milione antérieures (XVe siècle), ce n’est pas la pasta de sagou, mais simplement la farine de sagou que Marco Polo ramène. C’est probablement ce passage de Ramusio qui provoque une certaine confusion chez le lecteur. En plus, Ramusio utilise le mot « lasagne » pour désigner les pâtes de sagou, tout comme pour désigner les pâtes de blé du premier extrait. De là à prétendre que Marco Polo a ramené le procédé de fabrication des lasagnes, il n’y a qu’un pas…
Et ce pas aurait été franchi dans les années 1920. Avant cela, le rôle de Marco Polo dans l’histoire des pâtes n’est pas mentionné. Le Grand d’Aussy, auteur de La vie privée des françois et friand d’anecdotes, n’évoque pas le voyageur vénitien dans son article consacré aux « pâtes d’Italie ». Il semble bien que jusqu’au XXe siècle, on admette que les pâtes sont italiennes, sans chercher plus loin.
Que s’est-il alors passé au début du siècle dernier ? Hélas, les circonstances précises de la naissance de la légende ne sont pas claires. Massimo Alberini la situe en 1929, dans un article du Macaroni Journal, l’organe de presse de la Macaroni National Manufacturers Association. Cette version des faits est contestée par Charles Perry, qui la situe bien dans le Macaroni Journal, mais dans une publicité et non plus dans un article. Le texte de cet encart publicitaire raconte l’histoire rocambolesque d’un membre de l’équipage de Marco Polo du nom de Macaroniayant rencontré des femmes en train de fabriquer des fils de pâtes.
Bien entendu, cette histoire amusante ressemble plus à un canular qu’à un article sérieux. Pourtant, elle se retrouve dans Les aventures de Marco Polo, film réalisé en 1938, ou dans l’ouvrage de 1940 du journaliste et homme d’affaires Carl Crow, Foreign devils in the Flowery kingdom et il semble bien qu’elle soit à l’origine d’une légende tenace que les scientifiques combattent depuis plus de cinquante ans, presqu’en vain.
Françoise Sabban nous rappelle les principales étapes de cette « lutte » scientifique dans un article des Annales. En 1957, l’écrivain Giuseppe Prezzolini est le premier à contester la légende dans Maccheroni & Cie, évoquant déjà la mauvaise interprétation de l’édition de Ramusio. L’année suivante, Emilio Sereni s’attaque à son tour à la fable dans un article resté célèbre. Depuis, il n’y a pas un historien intéressé de près ou de loin à l’histoire des pâtes qui ne rappelle avec insistance que Marco Polo n’a joué aucun rôle dans leur introduction en Italie. En outre, les travaux de Maxime Rodinson, suivi de ceux de Bernard Rosenberger et de Mohamed Oubahli, ont particulièrement bien mis en évidence le rôle des Arabes (et Perses !) dans l’introduction de nouvelles techniques pastières en Sicile et dans la péninsule ibérique pendant le plein Moyen Âge.