Last Updated on 28 novembre 2021 by Sophie
La petite histoire des raviolis
Origines perses des raviolis
L’art de farcir des feuilles de pâte est déjà attesté en Mésopotamie antique. Les feuilles sont toutefois laissées entières car elles servent à faire des tourtes feuilletées ou non. C’est sans doute en Perse sassanide réputée pour ses raffinements culinaires que l’idée de plier (voire rouler) les feuilles pour en faire des bouchées plus ou moins grandes se développe. Celles-ci adoptent des formes diverses et sont aussi bien frites (rissoles) que cuites au four (chaussons) voire bouillies (pasta ripiena). Ces délicatesses sont probablement servies à la table du roi sassanide Chosroès Anushirvan (531-579), grand gastronome et promoteur voire créateur de nombreuses spécialités gastronomiques, dont le sikbaj (à l’origine d’escabèche) et la lakhsa (une pasta asciutta).
Les plus anciennes recettes figurent dans la littérature culinaire arabe de l’époque abbasside, notamment dans le Kitab al-Tabikh, livre de cuisine, d’al-Warrak (Bagdad, Xe siècle, tr. angl. Nawal Nasrallah, 2007).
Warrak signale, pour commencer, le khushknanaj (du perse khuchk signifiant sec et nan: feuille de pâte) qui est farci avec de la pâte d’amande, plié en forme de demi lune et frit. Plus loin, Warrak signale qu’il peut être cuit au four et pose, ce faisant, les jalons de la moderne corne de gazelle (célèbre pâtisserie marocaine en forme de demi-lune remplie de pâte d’amande).
Ensuite, il mentionne le lauzinaj (du perse law amande) qui désigne aussi bien du massepain qu’une tourte feuilletée aux amandes, noix… et imbibée de sirop, prédécesseur de la baklava (descendant, elle-même, de la plakounta grecque décrite par Caton au 2e siècle avant notre ère et étant probablement un avatar de la tourte paléo-babylonienne). Au XIIIe siècle, Baghdadi en propose une version simplifiée dans son Kitab al-Tabikh: la pâte d’amande est étalée sur une seule feuille de pâte, le tout est coupé en petits morceaux qui sont arrosés de sirop. Selon l’orientaliste Maxime Rodinson, ils ont la forme de triangles voire losanges (qui tirent justement leur nom de lauzinaj).
Puis, il y a le sambusaj (de sam = triangle en perse) qui subsiste en Orient et dans le Maghreb ainsi qu’en Inde sous le nom de samosa. Warrak en donne deux versions : une frite (rissole) et une bouillie (pasta ripiena). S’agissant de la version frite, Warrak spécifie que la pâte est étendue au plus fin, farcie avec de la viande hachée mélangée avec des herbes vertes (menthe, coriandre…) et des épices (poivre, cannelle…), auxquels on peut ajouter des fruits secs comme noix, amandes, pistaches, noisettes, pignons, noix de coco. Le sambusaj est plié en forme de triangles, de carrés ou de rectangles. Warrak propose aussi de le présenter en petits amuse-bouche, pas plus gros qu’une fève. La version bouillie possède, en revanche, la forme d’un croissant ou d’une demi-lune. Ce sambusaj est probablement la plus ancienne pasta ripiena connue. Il est l’ancêtre du ravioli.
Au XIIIe siècle, Baghdadi lance une variante sucrée et fourrée de pâte d’amande, à l’instar du khushknanaj et du lauzinaj. Il précise in fine qu’après l’avoir sorti de la friture, le sambusaj est mis dans du sirop, puis égoutté et saupoudré de sucre (mêlé avec du musc et du camphre pour ceux qui veulent).
Enfin, il y a le joshparah dérivé du perse josh , ayant le même radical que le verbe bouillir. De fait, c’est également une pasta ripiena. Quoiqu’aucun document sassanide n’y fasse allusion, l’orientaliste américain Charles Perry s’appuie sur des arguments linguistiques pour fonder son existence à l’époque sassanide. Il n’a sans doute pas tort étant donné que le sambusaj bouilli remonte probablement à cette époque. Joshparah est transposé en arabe par shishbirk mentionné pour la première fois dans al-Wusla d’Ibn al-Nadim (Syrie – XIIIe siècle). Il est farci de viande et poché.
Le joshparah subsiste dans différents pays d’Asie centrale (Azerbaïdjan: düshbera , Ouzbékistan: chuchvara , Kirghizstan: chüchpara ). Charles Perry ajoute que les Ouïgours (qui écrivent chöchürä) sont, malgré leur occupation de la province chinoise de Xinjiang, restés fidèles à la pasta ripiena perse “despite the long cultural pressure of China ”. Cela ne les a pas empêchés d’adopter les pâtes chinoises.
Transmission à l’Occident
Alors que les traités scientifiques arabes sont traduits en latin entre les XIe et XIIIe siècles (principalement à Salerne et Tolède), les kitab-s al tabikh n’ont pas fait l’objet d’une telle attention. Leurs recettes ont néanmoins été transmises à l’Occident via les traités diététiques, d’une part, le Liber de ferculis, traduction partielle faite au XIIIe siècle par Jambolin de Crémone du gigantesque traité de diététique, Minhaj al-bajan , écrit par le médecin Ibn Gazla à Bagdad au XIe siècle, de l’autre, le Tacuinum sanitatis, traduction faite à la même époque par Faragut (juif sicilien?) du Taqwin al sihha d’Ibn Butlan, contemporain, confrère et compatriote d’Ibn Gazla.
Pour désigner rissoles, chaussons et pasta ripiena arabo-perses, les traducteurs ont soit latinisé le terminologie originelle, soit détourné un terme de la langue vernaculaire.
Ainsi, Faragut traduit sambusaj aussi bien par ravioli (pl. de raviolus = raviolo en italien) que calisone (idem en italien).
Calisone dont l’étymologie est incertaine apparaît tardivement dans les livres de cuisine médiévaux écrits en latin ou en italien. Ceux-ci l’utilisent très peu et, en l’occurrence, pour désigner une feuille de pâte farcie de massepain dite d’ailleurs aussi ravioli. Maestro Martino (XVe siècle) prescrit dans son Libro de arte culinairia à propos des calisone : distendi la pasta a modo che si volesse fare ravioli, tu détendra la pâte comme si tu voulais faire des ravioli, ensuite tu mettras la farce (du massepain) en les faisant grands, moyen ou petits… tu les feras cuire à la poële. En français calisone devient « calisson » dont la plus célèbre variété est le calisson d’Aix, préparé à peu près de la même manière que son cousin italien du XVe siècle. Le moderne cjalson du Frioul est par contre un ravioli rempli de farces variées aussi bien sucrées que salées quoiqu’on y trouve rarement des amandes.
En revanche, les ravioli entrent dans les livres de cuisine italiens rédigés en vernaculaire ou en latin dès le XIIIe siècle et y possèdent, d’entrée de jeu, un large champ sémantique. Les premières recettes figurent dans les Ricettari di Federico II (royaume de Sicile, XIIIe siècle) dont il existe des versions latines et vernaculaires. Raviolio/raviolus y désigne prioritairement une charcuterie, en l’espèce, une crépinette qui descend en droite ligne de l’esicium omentatum (littéralement quenelle en crépine) romain. Dans les Ricettari, la farce est composée de ventrèche broyée avec des œufs, du lait et des épices et doit être de la grosseur d’un œuf (ad quantitatem unius ovi). Quant à la cuisson, elle se fait dans une poêle avec beaucoup de graisse (coque in patella cum magna pinguedine). Ce qui donne à ces ravioli un aspect doré et, qui plus est, explique, leur étymologie : du latin russus (= roux) vulgarisé en rufus. Celui-ci aboutit d’abord à rufeola , russeola ou rasseola, attestés dès le Haut Moyen Âge, et ensuite non seulement à ravioli (pluriel en latin et italien) et ravieles en français médiéval) mais aussi à rissoles…
Les Ricettari évoquent également des ravioli albi et viridi, blancs et verts qui, eux aussi, sont d’origine romaine et descendent des esicia (non omentata, sans crépine), des quenelles ou boulettes, généralement cuits en milieu humide. Ces ravioli sont composés de la même manière que les crépinettes : ventrèche, œufs + fromage râpé, persil en sus pour les viridi. Ils entrent notamment dans la grandiose torta parmesana des Ricettari , une construction en pâte de sept étages évoquant les pièces montées romaines (cf. le pisam farsilem du De re coquinaria du pseudo-Apicius – IVe-Ve siècles, un pâté en terrine monumental).
Les Ricettari mentionnent, en outre, des ravioli enrobés de pâte, ravioli in tortello paste, surnommés quelquefois torta. De fait, la crépine peut être remplacée par de la pâte : si volueris loco illius pellis (crépine) fac alios de pasta, si tu veux au lieu de la crépine, tu fais (les ravioli) avec de la pâte. Eux, aussi, ont la grosseur d’un œuf et sont ensuite frits dans de l’huile : postea istos frige in patella cum oleo… Contrairement à leur ancêtre sambusaj, ils ont une forme ovale (celle d’un œuf). L’auteur ajoute : si volueris intiguas cum melle, si tu veux tu les enduis de miel ; cette façon possède une note romaine !!!!
De plus, les Ricettari signalent des ravioli amigdalarum (d’amandes), dont le mode de fabrication figure dans la recette d’une autre pièce montée : le caput monachi (= tête de moine !). Elle précise que ceux-ci sont enveloppés dans des feuilles de lagana (dites aussi lasagnes sous l’influence de lawzinaj), farcis d’amandes, de noisettes, d’épices, et frits dans de l’huile bouillante (bulliantur in patella cum oleo ). Ils descendent aussi bien du sambusaj que du khushknanajet du lauzinaj.
Enfin, les ravioli bouillis (pasta ripiena) se retrouvent dans la recette intitulée De ventre porcino implendo, qui décrit un appareil pour remplir un ventre de porc composé de chair de porc, de fromage d’herbes de poivre de safran. L’auteur ajoute: Et inde potes facere salcicias vel raviolas vel tortam, puis tu peux en faire des saucisses ou des raviolis ou une tourte, mite ad coquendum, mets à cuire sous-entendu dans de l’eau, puisque l’auteur conseille et si non vis lixare pone ad frissandum, et si tu ne veux pas les bouillir, fais-les frire. Ce qui laisse supposer que leur cuisson en milieu humide semble plus courante que le passage dans la friture…
A la même époque les ravioli entrent dans la langue française sous le nom de “ravieles”, en l’espèce, dans un manuscrit culinaire sans doute conçu en Sicile sous la dynastie franco-normande des Hauteville (XIIe siècle) et retranscrit en langue d’oïl sous le titre Coment l’en deit fere viande et claree. Il s’agit de ravioli in tortello paste qui sont farcis de fromage, de beurre, d’herbes et cuits au four.
S’agissant du khuchknanaj, Jambolin de Crémone (Liber de ferculis) se borne à latiniser le terme arabo-perse en cusculene, également fourré de massepain et frit, puis placé dans un juleb (sirop de rose) chaud et égoutté au moyen d’une louche perforée. En italien médiéval de Venise, cusculene devient quinquinelli qui sont faits a modo de rafioli, farcis d’amandes et frits (cf. dans le Libro per cuoco vénitien – XIVe siècle), tandis qu’en vieux français d’oïl il se transforme en “kuskenole” (cf. dans Coment l’en deit fere viande et claree) ; celle-ci pourrait dériver directement de khuchknanaj sans passer par l’intermédiaire latin imaginé par Jambolin : cusculene qui est très différent. De fait, à cette époque la Sicile baigne dans la culture arabe : l’émirat (kalbide jusqu’à 1044) est perpétué par les Hauteville. Arabophiles et arabophones, ils n’ont pas besoin de passer par les traductions latines pour avoir accès à la littérature culinaire arabe. Les « kuskenoles » sont non seulement fourrées d’amandes, mais aussi de figues, de raisins, de poires, de pommes, de dattes; elles sont par contre bouillies “en bel ewe” (eau), tout en étant in fine “rostez sur le gerdil” (gril) .
Aujourd’hui, les khuchknanaj/ cusculene survivent en Sardaigne : les culurzones ou culingionis sardes, des raviolis remplis de fromage (pecorino ) et de pommes de terre, de bettes ou d’aubergines, de noix voire de viandes diverses (dont de l’agneau) et bouillis.
Conclusion
La pasta ripiena , sambusaj voire joshparah, été créée à la cour des Sassanides et non en Chine, comme on le croît souvent. Françoise Sabban ne démontre pas le contraire dans son étude au titre évocateur “Ravioli cristallins et tagliatelles rouges: les pâtes chinoises entre XIIe et XIVe siècle”. Autrement dit c’est en Perse que se situe le berceau des raviolis.
Les raviolis pochés font partie de la même famille que le joshparah / shishbirk (cf. supra).
Il est intéressant de noter qu’en Angleterre la littérature culinaire mentionne dès le XIVe siècle des raviolis bouillis sous le nom de « tartelettes » (apparentés à torta et tortello ). Au XVIe siècle, Scappi les appelle d’ailleurs tortelletti (= petite torta ). Aujourd’hui, certains raviolis sont toujours surnommés tortelli.
Ces ravioli descendant du lauzinaj qui est non seulement une pâte d’amande (amande = law en perse) mais aussi une rissole farcie avec elle.
Baghdadi prépare le lauzinaj d’une autre manière: le massepain est disposé sur une feuille de pâte, qui n’est pas fermée, mais rolled up like a belt (étalée comme une ceinture) et ensuite découpée en petits morceaux. Lauzinaj étant en outre à l’origine de losange, ils ont peut-être cette forme. Le calisson d’Aix-en-Provence est précisément un gâteau rhomboïde au massepain et est en outre la version provençale des caliscioni de Martino, également composés de massepain disposé sur une fine feuille de pâte. Martino les surnomme ravioli. Le moderne cjalson vénitien est en effet un ravioli poché et farci diversement.
Merci pour ce travail d’investigation très riche et excellent .Felicitation .
L’article semble indiquer par la forme que le ravioli serait perse d’origine. Ce n’est pas le cas, il vient de Chine.
C’est un médecin Zhang Zhongjing (150-219) qui a le premier créé ke jiǎozi une petite enveloppe de pâte qu’on enroulait autour d’une farce. On ne connait pas la date exacte mais c’était sous la dynastie des Han au IIe siècle.
Il a écrit le Shāng Hán Zá Bìng Lùn, une recueil fondamental de la médecine chinoise des maladies et accidents liés au froid, et le ravioli fait partie des recettes qu’il a laissé dans ce cadre.
Merci pour votre remarque Michel; sur l’histoire des pâtes chinoises ma seule référence sérieuse est Françoise Sabban qui ne signale pas le texte que vous citez
Ici il est question de « Raviolis », s’agissant de l’origine des recettes qui sont parvenues en premières en occident. Pas des autres formes de mets enfermés dans des pâtes.
Tout simplement les raviolis nous proviennent de Perse. Le jiǎozi des chinois, (dont vous précisez que la pâte était « enroulée » autour d’une farce), quant à lui est en forme de chaussons et il a été découvert beaucoup plus tard par l’occident.
Les créations culinaires sont universelles. Depuis la nuit des temps des cuisiniers dans le monde entiers inventent des recettes sans savoir qu’elles existent déjà. On peut parler de variantes, ou de recettes typiques lorsque celles-ci diffèrent.
Un jour sûrement, des anthropologues découvriront que des peuplades fabriquaient de telles recettes il y a plusieurs milliers d’années.
Depuis la préhistoire les humains cuisent en faisant bouillir de l’eau dans des pots en terre et utilisent des céréales moulues sur des pierres …
Il faudrait sans doute s’intéresser à l’étymologie du mot ravioli.
S’agissant des ravioles du Dauphiné, appellation d’origine depuis 1989, dont la mention la plus ancienne connue date de 1228. Celles-ci très consommées au moyen-âge dans cette région, étaient farcies de légumes, (de raves d’où le mot rav-ioli), depuis le 12e siècle. Rarement farcies de viandes car les gens étant trop pauvres. Plus tard avec l’amélioration des conditions de vies et jusqu’à présent, la farce a été remplacée par du fromage et des herbes, (persil).
La recette se rapproche des raviolis italiens et du pelmeni russe. On ne connait pas de telles recettes chinoises à base de fromage.
C’est parfait pour mes recherches, merci ! Vous êtes au top, c’est un super article !