Last Updated on 1 avril 2018 by Sophie
Une note à propos des pâtes Tlitli
par Mohamed Oubahli
Le mot tlitli, comme nom d’une variété de pâtes, n’est à ma connaissance attestée, dans aucune source écrite, qu’à partir de 1849. Ce fut dans le cadre d’un glossaire des mots utilisés dans le langage de « l’Afrique septentrionale », que nous devons à l’orientaliste et lexicographe français Auguste Cherbonneau (1813-1882) : «Tlitsli : petits grumeaux de pâte que les Mauresques pétrissent avec leurs doigts et qui ressemblent aux pâtes d’Italie. On mange le tlitsli avec le potage ou avec les ragoûts,» (cf. Cherbonneau, « Définition lexigraphique de plusieurs mots usités dans le langage de l’Afrique septentrionale », Journal Asiatique, 1849, I). Si ce mot n’est pas mentionné dans la première édition de l’important Dictionnaire pratique de Marcelin Beaussier (1887), consacré principalement aux parlers algériens et tunisiens, on le retrouve en revanche dans son édition augmentée de 1958, publiée par Mohamed Ben Cheneb (1867-1929) (cf. M. Beaussier, Dictionnaire pratique Arabe-français, Paris : Ibis Press, 2006, p. 109). On n’y trouve à peu près la même définition que Cherbonneau (petits grumeaux), avec une précision cependant, que ce vernaculaire serait caractéristique du parler arabe de l’est algérien (Constantine). Mais il semble cependant inconnu dans les Aurès, ainsi que chez les kabyles, où son introduction paraît très récente. Ce vocable était également ignoré non seulement des parlers marocains mais aussi tunisiens. Il est remarquable qu’il ne soit mentionné dans aucune des études lexicographiques et ethnographiques de l’époque coloniale relatives à ces pays. Le Docteur Ernest Gobert, par exemple, qui a bien étudié tous les aspects ou presque de l’alimentation des Tunisiens n’en a pas parlé à aucun moment. De même pour les spécialistes de la dialectologie marocaine, tel G. S. Colin, W. Marçais, H. Mercier, V. Loubignac, L. Brunot, et enfin Louis de Prémare.
On ignore cependant l’origine de ce vocable. On ne le trouve, en effet, mentionné dans aucune des sources arabes médiévales. Aussi, il n’est pas facile d’en faire l’étymologie. Je pense qu’on peut éventuellement le faire dériver du verbe taltal, connu des parlers algériens et tunisiens mais aussi de l’arabe classique, dans le sens de mouillée, tremper (eau, pluie), d’où mtaltal, participe passé du précédent (cf. M. Beaussier, op.cit., .p 109 ; Ibn Manzur [1233-1311], Lisan al-‘arabe : talla). En théorie, on peut par ce biais, rattacher le mot au travail de la farine, dqiq mtaltal, farine mouillée pour signifier la fabrication des grumeaux. Mais on est surtout tenté de le rattacher à un autre terme aussi répandu que le premier dans cette partie du Maghreb : taltla / tltla, ammi élevé (Ammi majus L.), le nom d’une plante herbacée annuelle de la famille des Apiacées, dont les graines sont des akènes de petite taille, de forme ovoïde et qui peuvent rappeler nos petites pâtes en forme de graines de céréales. La plante est déjà mentionnée par le pharmacologue et botaniste andalousien Ibn al-Baytâr (1197-1248), sous le nom aatrilal, comme abondante dans la région de Bougie : « C’est dans une tribu du Maghreb moyen que l’on découvrit ses propriétés et qu’elle acquit une grande vogue. Cette tribu berbère est celle des Béni bou Ch’aïb des Oudjehân des dépendances de Bougie » (cf. Ibn al-Baytâr, Traité des simples, I : aatrilâl, Paris : IMA ; comp. Jamal Bellakhder, La pharmacopée marocaine traditionnelle, Paris : Ibis Press, 1997, n° 23). Est-ce par référence aux fruits de l’ammi élevé (taltla) que l’on a baptisés ces petits grumeaux tlitli ? On ne saurait le confirmer.
S’il est établi que le vernaculaire tlitli paraît être traditionnellement un terme régional algérien, qu’en est-il des pâtes qu’il désigne ? Il faut reconnaître que, bien qu’il semble inconnu vers l’ouest et chez les marocains, le type de pâte qu’il désigne y est bel et bien connu et ce sans doute depuis les temps les plus reculés. Trois noms sont utilisés dans ce sens : lfdawsh (ar. fidawsh), dwida (ar. dawida litt. vermisseaux), lsân a-tir (langue d’oiseau). J’ajouterai un quatrième, caractéristique du lexique culinaire tunisien, mais inconnu au Maghreb occidental (= le Maroc et l’ouest algérien) : hlalem. Parmi ces noms, certains, comme lfdawsh ou hlalem, peuvent être utilisés selon les régions dans un sens générique pour désigner plusieurs formes de petites pâtes à potage (en boulettes, en pignon de pin, en carré de pâte…) mais il désigne aussi le plus souvent des pâtes en forme de grain d’orge comme nos Tlitli. Partout, ces pâtes se préparent (avec une précuison à la vapeur ou sans) de la même façon : en potage sauce rouge, en potage sauce safranée, en sauce blanche, au lait et cannelle. Cette géographie nous amène à s’interroger sérieusement sur cette idée d’une origine génoise de ces pâtes. Cette histoire me rappelle une autre plus ancienne, l’histoire de Marco polo et les pâtes italiennes. Une belle légende, on le sait aujourd’hui, grâce notamment aux travaux d’éminents chercheurs en Italie et en France parmi lesquels je citerai le français Maxime Rodinson et l’Italien S. Sereni. Je rappelle seulement qu’au XIIe siècle, Trabia, une localité du nord de la Sicile (aujourd’hui commune de la province de Palerme), exportait déjà les pâtes partout en Méditerranée (selon le géographe arabe al-Idrisi [1100-1165 ?]). Mais n’oublions pas que ces pâtes, désignées d’ailleurs par un terme d’origine arabe (atriya), ne sont pas autochtones mais venus des rives sud de la Méditerranée, probablement, via l’Ifriquiya aghlabide (= la Tunisie actuelle + tout l’est algérien). J’imagine mal les Constantinois, habitants d’une région de tradition céréalière notamment de blé dur, qui chercheraient à se procurer les pâtes de l’étranger, alors qu’ils ont tout pour les préparer eux-mêmes. Les sources historiques nous démontrent le contraire, que c’est les marins européens qui cherchaient à s’approvisionner sur les côtes de « barbarie » comme on disait jadis, et ce non seulement en céréales mais aussi en semoule et en pâtes. Si la technique du couscous (et par conséquent le gros couscous à potage, appelé au Maghreb barkukas, mhamsa, mardud, tikhammazin chez les Touaregs du nord…) est bien attestée, du moins au Maghreb occidental (l’ouest algérien et le Maroc), dès le Xe siècle, les autres formes de pâtes alimentaires nous sont également connus, dans cette partie du Maghreb, grâce aux sources andalousiennes et arabes orientales, et ce dès le XIIIe siècle. J’en citerai deux exemples, en rapport avec notre Tlitli (les pâtes et non le mot) : le livre de cuisine intitulée Fudalat al-khiwân d’Ibn Razin a-Tudjibi , datant de l’époque mérinide (écrit entre 1238 et 1266), mentionne en effet, une sorte de pâtes sous le nom fadâwish (pl. de fidawsh, un terme qui fait partie encore du vocabulaire des pâtes traditionnelles au Maroc et probablement de celui des Algériens de l’ouest) : ce sont des pâtes que l’on prépare à partir d’une pâte pétrie ,que l’on «roule délicatement [pièce par pièce] en forme d’un grain de blé, et que le corps de chaque grain soit fin et ses extrémités soient plus fines que son milieu » (cf. Ibn Razin a-Tudjibi, Fudalat al-khiwân…,Beyrouth, Dar al-Gharb al-Islami,1984,p.90 : recette «’amal al-fadâwish »). Une deuxième source, un autre livre de cuisine, orientale cette fois-ci, de l’époque ayyoubide (XIIe – XIIIe siècle), nous décrit une préparation analogue, sous le nom « sha’iriya » (litt. en forme d’orge, à ne pas confondre avec sha’riya, terme utilisé généralement pour vermicelles) : la pâte est roulée « en forme d’orge » (cf. Ibn al -’Adim [1192-1262], al-wusla ila al-habib…, ed. Université d’Alep, 1986-1988, II, p.608). Nous tenons peut-être là l’ancêtre des pâtes orzo ou orzetto des Italiens, en forme d’orge ou du gros grain de riz (orzo, orge en italien, orzetto serait un diminutif). Il est peut-être utile de souligner que cette recette, classée curieusement parmi les « cuscussu », se trouve dans un chapitre consacré spécialement à la cuisine « d’al-Maghrib », qui compte en outre deux recettes de couscous, les premières attestées dans un livre arabe oriental. Mais il faut remarquer que le « Maghrib » du Moyen Âge n’est pas le Maghreb d’aujourd’hui, le mot désigne généralement l’ouest algérien, le Maroc actuel et al-Andalus, alors que l’est algérien, la Tunisie et la Libye faisait partie de l’ancienne Ifriqiya. Tlemcen étant considérée par les géographes arabes du Moyen Âge comme la porte d’entrée de ce Maghrib. C’est dans ce cadre historique que l’on pourrait mieux comprendre aujourd’hui l’existence de certaines affinités et différences culturelles, linguistiques, notamment concernant le domaine culinaire, car les frontières politiques actuelles s’avèrent beaucoup plus artificielles à ce propos. J’essaye seulement de démontrer que ces petites pâtes en forme de grains d’orge ou de « langue d’oiseau » n’ont certainement pas attendu le XVIe siècle et l’arrivée des génois à ‘Annaba ou à Constantine pour faire leur entrée au Maghreb ou même à l’est de l’Algérie, et quelles ne sont pas, loin de la, une exclusivité est-algérienne. Au contraire, les attestations écrites les plus anciennes à ce propos, comme cela a été indiqué plus haut, nous ramènent surtout vers le Maghreb occidental.
Mohamed Oubahli est chercheur en histoire et civilisations. Docteur de l’E.H.E.S.S (Paris), il est spécialiste de l’histoire de l’alimentation, de l’agriculture et des techniques agro-alimentaires, au Moyen Âge et à l’époque moderne, dans le monde musulman et en Méditerranée.
Fait à Paris, le 31 mars 2018